Ode au space deck en sel mineur

L’immense majorité des joueurs de Magic a commencé à jouer dans un but unique de divertissement. Et c’est bien normal, car Magic est un jeu. Il était donc une époque où les decks sans sleeves étaient construits avec 3 boosters, et des choix de carte se basaient sur les illustrations voir sur les textes d’ambiance... 

Cependant, avec les années, l’apparition des tournois et la mise en place de formats de jeu officiels (Legacy, Modern…), la communauté à quelque peu délaissé cet aspect du jeu -très amateur- pour se tourner vers la compétition. C’est une dérive assez classique lorsqu’un jeu présente un système efficace avec une profondeur qui le rend renouvelable et pertinent d’un point de vue stratégique, et que l’on retrouve beaucoup dans les jeux vidéos dit « eSports » (e.g. Stracraft, Dota, CS:GO…etc). Dans un sens, Magic se positionne un peu en précurseur de ce mouvement.

Le changement vers une scène plus compétitive est relativement sain pour un jeu, surtout s’il est provoqué par le jeu lui-même et ses mécanismes, plutôt que par l’éditeur. La compétition a donc apporté à Magic un renouvellement de la communauté, la fidélisation des joueurs, l’augmentation générale du niveau de jeu, ou encore de meilleurs designs/équilibres de cartes de la part de Wizards. Enormément de points positifs donc. Oui. Oui, mais pas que, et c’est la raison d’être de cet article.

La méta te regarde

Le souci avec la compétition, c’est que les joueurs veulent gagner. Lorsqu’un groupe de joueurs monte une voiture pour partir en tournoi, il ne faut pas se leurrer, le but n’est pas uniquement de participer et de partager un moment nutella®. L’idée est quand même de faire une « perf » in fine, autrement dit, rouler sur un maximum d’adversaires. Et pour cela, le mieux c’est encore de jouer un deck optimisé. Un deck dit « Tier ». 

Une conséquence de la volonté de gagner, c’est la recherche d’optimisation permanente à laquelle s’adonnent inévitablement les mordus de deckbuilding et theorycraft. Forcément, il y a des cartes plus fortes que d’autres. Et entre ces cartes fortes, il existe des synergies plus fortes que d’autres. Et entre ces synergies, il existe des combinaisons de couleurs plus fortes. Un tel goulot d’étranglement en série réduit drastiquement la diversité possible de decks à une poignée, qui jouent plus ou moins le même pool de cartes. Ce constat est logique, mais il reste regrettable lorsque l’on songe à l’immense diversité théorique. Heureusement, il existe des leviers permettant de contrebalancer cette réduction de diversité.

Un nouvel espoir

S’il existe effectivement UN deck parfait, plus optimisé que tous les autres, pourquoi tout le monde ne joue pas le même deck ? Et bien la réponse tient en deux mots : les match-ups. Pour illustrer cela, faisons le parallèle avec l’écologie, une discipline ou cette problématique est largement développée. Une des premières conceptualisations permettant d’expliquer la coexistance de proies et prédateurs dans un environnement unique donné, a été réalisée par Lotka et Volterra dans le modèle mathématique éponyme. Le principe est simplissime : plus il y a de proies, plus les prédateurs ont de cibles. Donc il y a plus de prédateurs, et les proies, qui sont plus mangées, diminuent. Les prédateurs diminuent par manque de nourriture et les proies peuvent alors revenir…etc. On aboutit donc à un équilibre dynamique dans le temps. Si on transpose cette idée à Magic, voila ce que cela peut donner très grossièrement :

On voit ici que lorsque le deck legacy Lands devient trop prépondérant dans la méta, le contre très efficace (blood moon) devient de plus en plus présent légèrement après, et fait donc diminuer l’importance de Lands. Voila l’exemple avec deux variables. Mais lorsque l’ont met beaucoup de decks et leurs contres respectifs dans ce modèle, on aboutit à un gigantesque jeu de pierre-feuille-ciseaux qui donne la metagame telle qu’on la connait.

Si l’on prend les decks qui sont présents à plus de 1% dans la meta sur le site mtgtop8, on obtient 29 decks au total qui représentent 93% des decks joués. Avec cela, on arrive à avoir un pool suffisant pour que chaque deck soit tenu en laisse par son/ses match-up défavorable(s). Mais il reste 7%. 7% de decks trop rares pour nécessiter un contre, et trop rares pour représenter le contre d’un autre. Pourquoi existe-il ces joueurs de decks hors-méta ? Ces amateurs de tier 3, de « homebrews », de decks du terroir, de space deck ? Pour résumer, quel intérêt y a-t-il à jouer hors méta, si l’on ne représente le match-up défavorable de personne ?

Space deck troopers

Essayons de rationaliser les aspects positifs et négatifs de jouer un deck à 0% :

Le résultat, parfaitement objectif, est sans appel. Jouer un deck de l’espace, c’est BIEN. Non seulement pour des raisons esthétiques ou affectives pour le deck, mais aussi plus sérieusement pour des raisons parfaitement rationnelles et mécaniques. Le space deck est la source de variabilité initiale qui permet la diversité (la tentation de comparaison avec la génétique et les mutations est forte, mais je me retiens). C’est pourquoi il est crucial que cette habitude de jouer sous les radars persiste, au moins de façon marginale. Simplement car le renouvellement permanent de la méta n’est pas à chercher dans la dernière n^ième version de grixis delver. L’apparition de nouveaux decks répond à un manque de match-up défavorable, et est permise par les space decks (BR reanimator est un bon exemple récent de deck émergent).

Au-delà de cette facette de renouvellement de méta, jouer hors-méta permet de gagner, et ce, simplement grâce à l’avantage de l’inconnu. Obliger l’adversaire à jouer contre des cartes inhabituelles, c’est le forcer à lire les effets, à douter, et à faire des erreurs par négligence (cela arrive même aux très bons joueurs). A l’inverse, le joueur de space deck sait parfaitement qu’il jouera des decks tiers, dont il connait bien les listes.

Enfin, jouer hors méta permet d’éviter les matchs miroirs. Pourquoi vouloir éviter les miroirs ? Car c’est une façon d’esquiver la confrontation à armes égales. La démarche est très psychologique, mais si, par exemple, un joueur décide de jouer un deck « tier » en sachant que d’autres sont meilleurs pilotes que lui, il accepte de perdre un certain nombre de matchs et de ne pas être le meilleur. Ce choix sonne alors comme un aveu d’échec. Jouer hors méta, c’est ne pas pouvoir être comparé aux autres, et dans ce contexte, il est plus facile d’être premier sur un sujet où l’on est seul à concourir.

Pour conclure, j’espère vous avoir donné ici envie de vous intéresser aux decks étranges, originaux, et de les considérer d’un œil nouveau. Je n’ai fait ici qu’effleurer le sujet, avec un point de vue très personnel qui plus-est. De nombreux points restent à aborder (et le seront dans de prochains articles !). La notion d’inertie de la méta, la théorie des jeux, la notion de risque-récompense liée à l’innovation, ou encore les compromis de deckbuilding sont autant de points intimement liés aux decks hors méta, et qui mériteraient qu’on s’y attarde. En attendant, je vous propose de lâcher de temps en temps vos BUG contrôle, vos ANT, vos Miracles, et d’explorer de nouvelles cartes, de nouvelles mécaniques, de nouveaux decks. Car c’est là, finalement, que se cache Magic.